A chacun sa rue Vilin [Atelier du Tiers Livre hiver 2016-17] Troisième proposition
I
Août 2017, sud de l'Italie, côte adriatique, Bari – Plage « Pane e Pomodoro ». Onze heures du matin. Chaleur écrasante, humide. À l'entrée de la plage, sous un parasol Coca-Cola, il y a un vendeur illégal de bières Peroni, entouré de deux ou trois habitués, des hommes en chemise. 1 euro la Peroni glacée qui sent la friture ! Le sable est brûlant. Ça fait des paquets parce que tout le monde y marche. On découvre des mégots de cigarettes, des papiers de bonbons, des gobelets en pastique, des étiquettes de bière, des serviettes en papier, en boule. L'eau est transparente, mais il paraît qu'il ne faut pas s'y baigner ; trop de pollution ; la bouche d’égout est à quelque pas. On s'y baigne quand même. Plage de ville bondée, bruyante. Un parasol rayé ; un homme seul, sans parasol, peau noire, lunettes de soleil qui reflètent le décor ; parasol à fleurs, fille qui bronze avec sa copine, elles discutent ; parasol à rayures blanches et bleues, femme et homme roses, peut-être des allemands ou des russes rougis par le soleil ; parasol rouge, bébé tout nu dans le sable, déjà bronzé ; parasol vert, famille et glacière ; groupe d'adolescents sans parasol qui parlent fort ; second parasol vert, mais avec des franges, couple avec un chien qui porte une casquette ; parasol blanc ; parasol vert et bleu ; parasol jaune ; parasol jaune et orange. On entend des brides de conversations en italien, des rires, des cris d'enfants. Un brouhaha. Ça sent la crème solaire, le sel, les algues. Le bruit des vagues arrive par intermittence. On a de l'eau jusqu'à la taille. De jeunes garçons, riant, surveillent les baigneurs depuis leur bateau de sauvetage, devant la bande de rochers où certains se logent pour bronzer, d'autres pour pêcher. Un migrant africain ouvre une valise qui déborde de bijoux. On l'envoie sur les roses. Il laisse un bracelet tomber dans le sable qui sera ramassé. Ça porte chance.
II
Hiver. Tempête de neige. Un samedi matin – Je suis revenue. La plage était plus lisse, plus compacte, parce que le sable avait coagulé, comme gelé par le vent qui venait de la mer. Grondement de l'eau, sourd, constant. Les déchets de la plage avaient laissé la place à d'autres reflux venant du large, plus anciens, plus lourds, rongés par le sel, dégradés par les vagues. Des bouteilles en plastique devenues opaques, des bouchons de toutes les couleurs, des algues marron, des branches, des rochers, quelques galets égarés, des chaussures, du verre poli ; rencontre entre le végétal, le minéral et les résidus humains – seul l'Homme peut effacer ses traces, s'il est attentif. Deux degrés au-dessous de zéro. Dans la lutte contre l’humanité, les mouettes (ou les sternes) avaient gagné le terrain. Plus un chat. Elles se confondaient habilement avec le paysage beige et gris, brumeux, avec la neige qui recouvrait dès lors la plage, là où les vagues ne peuvent pas aller. Par centaines, les mouettes partageaient un repas invisible parmi les rejets de la mer. Certaines étaient sur la terre, d'autres dans le ciel, mais aucune dans l'eau, évidemment. La mer n'avait plus rien de transparente, blanchie par l'écume qui se confondait avec l'horizon, avec le sol enneigé qui formait de grandes craquelures. L'horizon était devenu informe, ravagé par les vagues blanches qui montaient plus haut que lui. La mer moutonnait. Au centre de tout ça, il y avait une barque abandonnée sur le rivage, comme au milieu d'une tempête en mer.